2. Savoirs en situation

Cet articles est le 4 sur 6 de l'enquête Le projet

Les effets de la « forme scolaire » (G. Brucy, R. Le Bourgeois, D. Cariou, N. Oria, S. Richardot)

Les savoirs scolaires enseignés à l’école et à l’université sont des savoirs disciplinaires. Ces savoirs, ni complètement scientifiques, ni complètement ordinaires/communs sont le produit d’une véritable construction (Lautier, 2001 ). Décontextualisés par rapport à leur instance de production originelle, reformulés pour être simplifié, habillés, proposés sous la forme de séquences d’enseignement-apprentissage dans les classes, ils relèvent d’une véritable construction sociale. Les choix pédagogiques de l’enseignant complètent et diversifient encore davantage les formes de re-présentation des savoirs. Mais surtout, une fois proposés, ces savoirs sont appropriés par les élèves selon des modalités complexes car au sein de cet espace clos, ritualisé qu’est la classe, les modalités de la réception de l’information se diversifient encore selon les attentes des élèves ou plutôt selon les représentations que ces derniers se font de la situation didactique. Les échanges à propos d’un contenu de savoir transmis-appris prennent alors des formes singulières. Ce mode de circulation des savoirs peut être analysé comme un contrat de communication ou plus spécifiquement comme un contrat didactique. Les enjeux dépassent la seule question de la transmission des savoirs ou plutôt l’englobent dans un ensemble plus vaste. Car le partage des savoirs soulève des questions redoutables par leur complexité et leurs implications sociales.

Beaucoup plus qu’une simple adaptation d’un savoir savant disciplinaire pour le mettre à la disposition des profanes, les savoirs – en particulier ceux enseignés en SHS – sont sommés de répondre à une multitude d’objectifs. Et si un niveau de connaissance est exigé pour répondre à des évaluations normées, la finalité de la formation citoyenne et son pendant, la capacité à exercer un raisonnement critique sur son environnement ne font pas toujours bon ménage. Pour les SHS les références scientifiques sont largement concurrencées par les finalités sociales, civiques, éducatives au sens le plus large. Cette concurrence resurgit en situation d’apprentissage par la mobilisation de savoirs sociaux, pratiques, chargés de valeurs.

L’histoire enseignée-apprise est un excellent terrain, car son mode d′apprentissage ne peut qu′être ambivalent. Elle met en jeu des processus complémentaires et paradoxaux : curiosité et esprit critique, familiarité et étrangeté, enjeu d′appartenance et enjeu de distanciation. Sur un premier mode, celui de l′identification aux personnages, aux événements, aux valeurs, on mémorise les connaissances par l′émotion, par les images. Sur un second mode, celui de la construction dans la mise en forme des récits de forme argumentative, on met à distance le mode le plus immédiat d′appropriation des savoirs. Le premier installe un rapport d′intimité à l′histoire, le deuxième concerne plus directement la responsabilité d′une pédagogie de l′histoire. Les débats que les didacticiens des sciences ont engagés à propos des connaissances spontanées des élèves et des connaissances scientifiques trouvent ici un terrain spécifique. En effet, lorsque les élèves rencontrent le texte de l′histoire, c’est à l′aide de véritables sociologies et psychologies spontanées ou ordinaires : “ la soif du pouvoir ”, “ la vanité des hommes ”, “ la soif d′argent ”, “ la bêtise humaine ”, “ le suivisme ”. On peut considérer ces schèmes d’interprétation comme des schèmes d′accueil propres à la constitution d’un savoir. L’appropriation subjective et le lien à l’ordinaire donne au savoir une dimension identitaire et affective que la situation d’enseignement tente de mobiliser tout en exerçant le contrôle du raisonnement naturel. La lourdeur des expérimentations en situation réelle de classe explique sans doute leur rareté mais les travaux de thèses (Cariou, 2003, Hassani Idrissi, 2005) ont permis de vérifier ces processus engagés lorsque l’on introduit de manière volontaire l’exercice de la pensée critique selon plusieurs modalités complémentaires : travail sur les sources, entraînement au raisonnement comparatif, construction des temporalités, etc.

Quelles sont les conditions de mobilisation des opérations d’une pensée naturelle ou d’une pensée plus formelle en situation d’apprentissage des SHS ? Les critères étudiés en situation devraient permettre de comprendre comment certains élèves maîtrisent mieux que d’autres le passage d’un registre à l’autre. Au moins quatre séries de facteurs paraissent entraîner des effets lourds : 1/ La maîtrise du langage (les compétences langagières qui permettent de représenter un concept, celles relatives à la discipline enseignées,) ; 2/ Le statut de l’élève ou de l’étudiant (niveau scolaire, image de soi) ; 3/ Les attentes liées au « contrat didactique » ; 4/ Le degré de concurrence des savoirs scientifiques par les savoirs sociaux.

Il s’agit d’élargir cette perspective de recherche en travaillant systématiquement sur les trois terrains : université, secondaire, primaire et en croisant des approches complémentaires pour vérifier le poids de ces critères sur la mobilisation par les élèves / étudiants des savoirs « légitimés » par l’école / l’Université – mais plus encore des modes de raisonnement mis en œuvre dans l’appropriation de ces savoirs. Les terrains que nous nous proposons de travailler dans cette perspective ne peuvent qu’être limités. En fonction des spécialités de chacun, il s’agit de tenter de croiser les résultats pour faire avancer la réflexion engagée (G. Brucy, R. Le Bourgeois, D. Cariou, N. Oria, S. Richardot) en partenariat avec M. Deleplace (IUFM de Reims).

- S. Richardot analyse la réception à l’Université, d’expériences classiques en psychologie sociale (expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité, de Zimbardo sur les prisonniers), expériences qui remettent en cause la représentation de l’individu (libre, moral, constant, responsable, rationnel) communément véhiculée aujourd’hui dans notre société. Comment ces conflits de savoirs sont-ils surmontés par les étudiants, en particulier ceux qui ont choisi d’étudier les SHS ? Des recherches antérieures (Richardot, 2006) montrent que la pensée sociale exerce un véritable processus de censure sur de tels savoirs pour en diminuer la charge émotionnelle et les rendre « acceptables » d’un point de vue social et identitaire. Les étudiants ne semblent consentir à les accepter qu’à certaines conditions : que ceux-ci valent pour hier mais pas pour aujourd’hui, valent pour les hommes mais pas pour les femmes, valent pour les autres mais par pour eux-mêmes. On peut dès lors chercher à étudier ces règles de conditionnalité induites notamment par les stéréotypes de genre et la représentation de soi ainsi que leur rôle dans le processus d’appropriation des savoirs en faisant varier en situation d’enseignement les différents modes de transmission des savoirs en question (cours « classiques », présentation vidéo, demande de recherche documentaire sur le sujet, etc.).

-Dans le secondaire, le poids de la situation est envisagé à la fois par les effets que produisent les représentations des enseignants et par les variables plus spécifiques au statut de l’élève.

N. Oria observe chez les nouveaux enseignants, les représentations qu’ils ont de leurs futurs élèves, notamment de ceux scolarisés en ZEP. En quoi ces représentations présentent un caractère performatif ? Il faudra en mesurer la prégnance et la congruence dans la constitution des pratiques professionnelles de l’enseignant stagiaire. Il s’agira de les caractériser à l’entrée de l’IUFM, au cours de cette année de formation et à la fin de cette première année d’expérience professionnelle. Cette étude devrait préciser la mise en place de l’interface nécessaire entre savoirs théoriques, savoirs pratiques et sens commun au travers de la constitution d’une identité professionnelle, celle du professeur et ses effets sur les élèves.

D. Cariou expérimente sur le terrain les effets de l’introduction volontaire d’une démarche de contrôle de la pensée naturelle en classe d’histoire. Il se propose d’analyser les modalités d’apprentissage de la discipline à partir de la confrontation d’ écrits longs produits en autonomie (durant les séances ou les évaluations) par les élèves en classe de Seconde (6 classes d’élèves, 3 expérimentales, 3 témoins ; options différentes ; niveau scolaire différent). Pour vérifier tout d’abord l’effet sur les apprentissages de la modification du contrat didactique par l’institutionnalisation dans la classe du raisonnement par analogie ou du récit historique. Puis les variables : garçons / filles ; aisés / défavorisés ; en réussite / en échec ; section suivie. Il faudra vérifier en finesse si la variable statut scolaire joue le rôle central dans la différenciation d’une appropriation des modes de pensée des SHS comme les premiers tests le laissent penser.

-En primaire, il faut compter avec l’âge des élèves et la polyvalence des enseignants, sans formation disciplinaire spécifique, pour envisager l’appropriation différenciée de savoirs relevant des SHS. R. Le Bourgeois, observe des séquences d’enseignement de l’histoire où l’on utilise des documents variés. Mais ces documents sont souvent censés apporter, presque directement, des informations aux élèves. Or, lors d’une précédente recherche, R. Le Bourgeois et D. Badia avaient pu, par les analyses fines des échanges oraux entre élèves et enseignants et entre pairs, mettre en lumière les nombreux malentendus que suscite l’interprétation des documents textuels par les élèves en classe d’histoire. Dans la perspective de cette recherche, elle étudiera la façon dont des élèves de cycle 3 « mettent en mots » leurs interprétations de différents documents (textuels, cartographiques, iconographiques) et les scénarios qu’ils construisent – individuellement ou collectivement – à partir de leur compréhension des faits historiques enseignés. Elle analysera les effets que cela produit sur leur appropriation des savoirs historiques.

En situation, il sera difficile de contrôler les effets des quatre séries de critères répertoriées (maîtrise du langage, statut de l’élève-étudiant, attentes liées au « contrat didactique », degré de concurrence des savoirs scientifiques par les savoirs sociaux) mais le croisement des analyses devrait permettre d’affiner les propositions.

Navigation«1. Du savoir au savoir-faire3. Savoirs et pratiques»

Suivre les commetaires avec le flux RSS 2.0. Les commentaires et les pings sont actuellement fermés

Les commentaires sont fermés.