4. Langage, activités, techniques d’apprentissage

Cet articles est le 6 sur 6 de l'enquête Le projet

La question à laquelle nous aboutissons est bien celle de la constitution d’un sens commun à la fois social, linguistique, qui se déploie et se constitue dans des activités et des évaluations collectives. Elle sera examinée à partir de l’arrière-plan des philosophies du langage ordinaire, du pragmatisme et de la phénoménologie descriptive (théories de la Gestalt).

4.1. Le langage comme pratique : usage social/moral
(B. Ambroise, M. Dupont, S. Laugier, B. Olszewska, M. Temmar)

En articulant des approches épistémologiques, linguistiques et sociologiques, psychosociologiques on peut mettre en évidence un certain nombre d’enjeux politiques dans l’usage du langage. Il s’agit alors de reprendre un certain nombre d’approches et formulations classiques du lien langage/ pouvoir/société (exemples : Bourdieu, Searle, Goffman) et de les développer plus concrètement. Depuis que la réflexion philosophique porte sur le langage, on a remarqué son efficacité politique, que ce soit pour la dénoncer comme Platon ou la louer avec Aristote. Le langage avait pour effet d′influencer la vie politique et il convenait pour ces philosophes d′en déterminer les conditions, sinon de les dénoncer. Or, tout au cours de la réflexion médiévale puis au XXème siècle, on a découvert que l′efficacité du langage lui était intrinsèque. C′est la révolution introduite par la découverte des performatifs : le langage n’a pas une fonction purement descriptive, ou de dire seulement des choses qui en impliquent d′autres, mais il fait des choses du fait même de dire (Ex. : promesse, ordre, mariage).

Cela oblige à penser différemment les implications de l′activité de parole dans le champ politique : il ne s′agit plus de canaliser la parole quant à ses effets, mais de voir en quoi ce que fait le langage pourrait être traversé par le politique 1) quant aux conditions de son efficacité, qui sont notamment des conditions sociales et politiquement déterminées (je ne me marie avec quelqu′un au moyen de mes paroles que si je me conforme à un certain code juridique ; je ne promulgue une loi que si j′ai l′autorité politique pour le faire ; etc.); 2) quant aux implications relatives au pouvoir que cette efficacité distribue ou redistribue : si nous examinons la vie sociale, nous découvrons que les actes de parole qui y ont cours n′ont d′efficacité que s′ils respectent certaines conditions politiquement déterminées, mais également qu′ils sont eux-mêmes des actes politiques, qui exercent un certain pouvoir et peuvent donc engendrer certaines inégalités (et ainsi être l′enjeu de luttes et conflits, mais aussi d’expression de sentiments moraux, sentiment d’injustice ou de relégation par ex.).

Si cela peut paraître évident dans le cas de la législation, on pourra s’intéresser plus spécifiquement à un lieu d′opération de ces actes de langage politiques récemment mis au jour par la pensée féministe contemporaine. Le discours normatif véhiculé par certains discours quant aux définitions de l′identité (sexuelle ou autre) de chacun forme autant d′actes politiques de « placement » des membres de la communauté, qui relèguent par là même tous ceux qui ne se conforment pas aux genres admis dans la communauté par cette définition normative. Cela permet d’interroger l’efficacité d’une norme linguistique mais aussi, de façon générale la normativité propre produite par les différents régimes de la performativité.

C’est à partir de l’étude d’objets empiriques que l’on pourra proposer une approche plus précise de cette « agentivité » des actes de langage en politique. Une analyse précise des discours politiques ou publics permettrait d’en mettre en évidence les effets en terme d’action ou d’émotion (dimension illocutoire ou perlocutoire de la parole). Notre but dans cette étude est d’accéder à un certain niveau de représentations politiques communes que par exemple les parlementaires (cas de la loi Gayssot) véhiculent sur le pouvoir des mots proférés en public, et sur les moyens de lutter contre leurs effets. Elle permettra d’éclairer l’idée de la constitution d’un sens commun moral et des limites de l’accord possible.

Il s’agit bien de la normativité des usages du langage. Le rapport entre droit et actes de langage est sur ce point important pour la question de la normativité de ces actes, et de l’existence de normes préalables à ces actes (cf. Hart, Searle, Rawls). C’est à éclairer le rapport entre acte de langage, normativité sociale et juridique que nous allons nous attacher, afin de renouveler les usages d’Austin en théorie sociale. L’acte de langage chez Austin doit être envisagé en fonction aussi des possibilités de transgression/déviance et d’échec dans l’acte, en relation avec notre réflexion sur l’erreur dans l’action. On rappellera l’insistance d’Austin sur la vérité du performatif et sur ses échecs possibles, dimension oubliée dans les théories sociales de l’acte de langage (fondées sur la positivité et la réussite de l’acte). La question de la rupture, de la déviance, du suivi de la norme sociale, des conditions de félicité propres aux “façons de parler” sont développées de façon féconde chez Goffman, Garfinkel, Sacks, Bourdieu, et on peut reprendre ces points dans une approche interdisciplinaire, engageant des chercheurs pris dans différentes définitions de la normativité.

Cela permet d’étendre notre travail (philosophique, sociologique et linguistique) sur la pragmatique, à une réflexion générale sur la définition (s’il y en a une) de l’action et des activités, sur le concept d’agency (comme caractère des phénomènes qui relèvent de l’action, individuelle et collective) et la description des activités individuelles et collectives. Les outils et modalités de la description des actions et conversations ordinaires deviennent ainsi centraux dans notre réflexion.

Les thématiques morales contemporaines (théories du care, éthiques de la vertu, ou antithéorie morale) sont cruciales pour ce déplacement puisqu’elles reconnaissent une portée morale aux sentiments sociaux et au sens commun et se donnent les moyens de caractériser, d’un point de vue moral, les comportements, par exemple d’absence d’attention et de désengagement, ou inversement, de care (voir Paperman et Laugier 2005). Cela permet de repenser le partage cognitif/normatif, rationalité/sensibilité, et de poser de façon nouvelle la question des modalités de la description de l’action, et celle de la compétence morale de l’acteur social.. La question qui demeure est celle de la possibilité et moyens de description ou de mise en évidence (visuelle ou langagière) de la pertinence de l’action, de l’expression de sentiments et d’émotions, et de leur sens moral.

4.2. Le langage, le geste, l’activité collective : l’expression corporelle et la médiation technique

Les sensations déployées et réceptionnées par le corps acquièrent une importance et un éclairage nouveaux à la lumière des développements technologiques récents dans le cadre de la réalité augmentée, médiée techniquement, qui attire l′attention sur des formes d′action et d′interaction inédites. Ces recherches soulèvent des questions d′ordre tant méthodologique que conceptuel. Par exemple : comment qualifier ces « nouvelles » formes de langage, d’action et de perception ? Comment comprendre la genèse de savoir, de pratiques, et de valeurs communes – monde commun, connaissances partagées ?

L′usage des ordinateurs et des technologies numériques requiert des modes de savoir-faire liés au déplacement, à l′orientation et à la perception fondés sur des pratiques ordinaires. Les savoir-faire en question sont également étroitement adaptés aux caractéristiques techniques des objets : aux modalités concrètes de leurs réactions, à leur fonction de guidage (décomposé en une série d′instructions dans un espace parsemé d′inscriptions), médiées par nos capacités à les voir et sentir.

La place de la perception de l′information et du langage dans la formation des processus cognitifs d′apprentissage intéresse depuis longtemps certains secteurs de l′Intelligence Artificielle. Des alternatives épistémologiques qui ont été récemment formulées par les approches de l′action et de la cognition situées posent ces questions dans des termes différents. Ce changement de cadre, mais également des instruments de recueil et d′analyse de données, serait-il plus propice à la compréhension et au traitement informatique des phénomènes d′apprentissage ? Une conception praxéologique et situationnelle de l′action (appréhension des phénomènes d′apprentissage dans leur contexte et en temps réel) donne un nouvel éclairage sur la formation, que sur la conception des interfaces et la compréhension des schémas conversationnels ordinaires ?

Le choix de ce thème s’inscrit dans une double problématique, celle tout d’abord de la perception des liens sociaux élémentaires et celle de nouvelles formes d’apprentissage, rendues possibles par l’évolution technologique qui renouvelle les formes de description des comportements corporels et des gestes. Il n’existe que très peu d’enquêtes sur le sujet. Nous travaillerons sur deux formes de pratiques d’apprentissage : le cas de co-création de nouvelles formes du mouvement et de la co-écriture par les danseurs et le public d’une partition, et le cas de genèse « expérimentale » d’un monde commun en réseaux et de l’action collective.

- La danse et la co-écriture informatique de la partition (M. Dupont, B. Olszewska)
Afin de décrire les transformations des activités corporelles médiatisées, on prendra pour cas d’étude l’apprentissage et la co-écriture de la partition. On interrogera les difficultés du suivi des notations de la partition destinée à guider les mouvements des danseurs, comme les difficultés que rencontrent des arts médiatisés à être publicisés. L’enjeu principal de cette recherche sera d’analyser la co-opération entre les danseurs, dont le lien se fait à travers le motif de la partition, et le réseau technique dont ces danseurs dépendent et qu’ils mobilisent au fur et à mesure de la performance. L’écriture de la danse et les langages informatiques sont issus d’une évolution historique des codes relationnels et fournissent l’occasion de comprendre plus étroitement les liens entre le corps, ses mouvements et l’émotion. Les nouveaux médias ne sont pas tant utilisés pour leur côté spectaculaire que parce qu’ils autorisent la transformation des formes classiques du mouvement corporel, et de l’ expression. L’essor de l’informatique dans le milieu de la danse y introduit un « minimalisme » et les formes symboliques abstraites permettant d’interroger des codes culturels existants. Les données captées «renseignent» le «chorégraphe virtuel» (le programme informatique générant la partition) sur l’état présent de l’interprétation de la chorégraphie (notamment dans le domaine du déroulement temporel et de l’occupation de l’espace), et l’amènent à structurer la suite de la partition en fonction du moment présent.

La technologie – le dispositif informatique qui est au coeur des relations d′espaces et de temps – permet au fur et à mesure de l′avancement de la pièce, la structuration de situations, de contextes inédits que les danseurs interprètent. Les composantes du réseau ne peuvent se définir que dans l’activité en cours. Notre projet est de rendre compte de la co-émergence et de la co-dépendance des pratiques de la danse, de l′appareillage technique et des concepts utilisés pour l’écriture. On travaillera en collaboration avec la chorégraphe M. Gourfink.

- Constitution d’un monde commun et genèse de l’activité collective (O. Gapenne, Ch. Lenay, F. Sebbah, A. Ali)
On envisage de réaliser une sorte de genèse expérimentale d’un monde commun et de connaissances partagées : il s’agira de travailler sur des communautés Tactos en réseau : dans ce nouveau monde perceptif d’interaction tactiles et d’écriture, dont on connait l’origine, qu’aucun des participants ne connaissait auparavant, on devrait pouvoir suivre très précisément (enregistrement des trajectoires perceptives et des écritures laissées par l’ensemble des acteurs) la genèse de savoir, de pratiques, et de valeurs communes. En même temps, on pourrait suivre en « première personne » l’avènement de ce monde commun : on tentera, grâce à une méthodologie appropriée, de restituer plusieurs compte-rendus en « première personne ». Mais s’il peut s’agir de mettre en œuvre une « phénoménologie psychologique », on mettra aussi à l’épreuve de ce « terrain artificiel » les descriptions proposées par une phénoménologie philosophique du monde commun), selon la méthode dite « méthode des répondants » entre registre expérimental et registre philosophique que nous avons tenté de théoriser et de mettre en œuvre dans des travaux antérieurs. Un des objectifs d’une telle étude pourrait être l’avènement progressif de savoir-faire perceptifs individuels plus élaborés, et la transmission de stratégies perceptives (les « savoir voir ») dans le jeu des interactions.

4.3 Technologies et approches de la pratique : méthodologie d’observation instrumentée par la vidéo (M. Dupont, B. Olszewska)

Reste la question des outils techniques d’observation de ces savoir-faire. L′étude privilégiera l′observation in situ et l’analyse des enregistrements vidéo des séquences d’activités. La mise en place d’outils d’enregistrement a été très longtemps négligée en tant que méthode sociologique. Les arguments contre l’usage de la caméra pointaient essentiellement des biais et des déformations que les instruments d’enregistrement introduiraient dans les pratiques observées. Cette critique se fonde sur un dualisme qui sépare les pratiques étudiés et l’observation et marginalise le caractère co-constitutif des dispositifs de recherches et des pratiques.

La sociologie de l′action située (Suchman, 1997, Conein, 1997, Quéré, 1987) a voulu constituer une nouvelle approche de la cognition et du contrôle réflexif des conduites sociales, en mettant au premier plan la dynamique des interactions entre agents et environnement physique. Les savoir-faire et l’expertise ne renvoient pas uniquement à la diversité relationnelle ou aux formes institutionnelles de l’organisation des pratiques, mais elle est due en partie à la diversité des ressources humaines et matérielles mobilisées.

La place de la technologie aussi bien pour comprendre l’installation des routines que pour cerner des situations d’apprentissage de nouvelles procédures, de nouveaux savoir-faire, est posée au centre de cette approche. En effet, comment les artefacts techniques médiatisent-ils l’activité, contribuent à distribuer les rôles et à former les gestes « qu’il faut » ? De quel genre (numériques, automatiques, …) sont-ils?

Le film de l’activité (Lomax et Casey, 1998, Slack, 2001) permet d’interroger les détails de l’exercice réalisé et de comprendre la place des ressources socio-matérielles convoquées. L’usage de la vidéo comme support de la recherche est de plus en plus fréquent (cf. la popularité des travaux du CSCW – Computer Supported Cooperative Work). Les outils d’enregistrement vidéo ont été mobilisés pour saisir les phénomènes de coopération entre acteurs et objets dans les supermarchés (J. Lave, B. Conein, L. Thévenot sur les objets dans l’action) les cockpits (E. Hutchins), les aéroports (C. Goodwin) ou les hôpitaux (M. Lacoste), le RATP (Theureau, Boullier), centres d’appel (Olszewska).

La saisie de la structure collective à travers le film des pratiques d′usage des applications informatiques se fera en développant trois axes :
• La saisie des pratiques d′usage des applications informatiques, des avantages et des difficultés qu′elles procurent à l′effectuation des activités professionnelles
• La capture des nœuds de la communication impliquant l’analyse des difficultés des échanges contraints par l’interface technique (repérage des types de classification des rubriques, des ambiguïtés), etc.
• Le développement et le test des instruments audio et vidéo (cameras commandées à distance, logiciels de capture d’écran, instruments d’enregistrement,…), et l’exploration de la mise en place de nouvelles pratiques d’observation offertes par de nouveaux standards de transferts d’information : Wifi, GPS,…)

A travers la description des savoir-faire et des pratiques on espère contribuer au développement d′une nouvelle approche des transformations de la coopération et à la description de formes nouvelles de pratiques du fait de l’introduction de nouveaux outils de communication. Plus spécifiquement, la conception opératoire et pragmatique de la cognition renouvelle les modes de description des liens entre technologie, activité et langage, et montre leur rôle crucial dans la coordination des actions motrices et langagières.

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