3. Savoirs et pratiques

Cet articles est le 5 sur 6 de l'enquête Le projet

La validation de l’expérience et les savoirs professionnels

Au delà de l’introduction dans l’enseignement d’activités “ pratiques ”, il faut repenser le caractère empirique des savoirs, et l’idée même d’un « savoir pratique » ou d’une validité propre à ce qu’on appelle, cette fois au sens ordinaire « l’expérience ». Plusieurs terrains vont être explorés : la VAE, la connaissance liée à l’expression corporelle, le savoir prétendu des entreprises.

3.1. La validation des acquis de l’expérience
(G. Brucy, F. Ropé, N. Oria, C. Grandgérard)

Un exemple de réflexion ordinaire et sociale sur la nature des savoirs se trouve dans la mise en œuvre en France de la “ Validation des acquis professionnels ” (VAP) qui constitue un aspect important de l’évolution qui affecte le système de formation professionnelle à la fin du XXe siècle (études de F. Ropé et de G. Brucy). Instituée par la loi du 20 juillet 1992, cette procédure permet à toute personne qui peut justifier de cinq années d’activité professionnelle d’être dispensée d’une ou plusieurs épreuves d’examen pour obtenir un diplôme de l’enseignement secondaire, technique, technologique ou professionnel en faisant valider les acquis de son expérience. En janvier 2002, dans le cadre de la loi dite de “ modernisation sociale ”, un pas supplémentaire est franchi par l’institution de la “ Validation des acquis de l’expérience ” (VAE). Elle permet à toute personne – salariés, non salariés, demandeurs d’emploi, bénévoles… – quel que soit son âge ou son niveau d’études, de demander la validation de son expérience pour obtenir tout ou partie d’un diplôme, ou pour accéder directement à un cursus de formation sans justifier du niveau d’études ou des diplômes normalement requis. Replacée dans l’histoire longue de la formation et des diplômes (Brucy,1994), la VAE constitue une innovation majeure qui pose toute une série de questions : outre le fait que le diplôme devient une certification parmi d’autres, l’Etat perdant le monopole de sa délivrance, elle pose le problème crucial des critères d’évaluation des savoirs d’expérience.

La recherche proposée par C. Grandgérard est centrée sur les liens entre connaissances, apprentissage et société dans l’élaboration de nouvelles normes qui affectent l’organisation, les missions et les finalités de l’université ainsi que leur actualisation et les rapports de pouvoir qui les sous-tendent. Différents niveaux de décision sont concernés : instances communautaires et nationales ; instances régionales et locales (universités) chargées de la production de ces normes, instances locales (les universités) responsables de leur mise en œuvre. C’est ce dernier niveau que nous privilégierons. Les savoirs universitaires et leur mode de transmission et certification seront ici questionnés à travers une série d’hypothèses :

• la mise en place de la VAE correspondrait au franchissement d’une étape supplémentaire dans le processus de production des nouvelles normes imposé par un souci d’accroissement de l’efficacité économique et sociale de l’enseignement supérieur et par le rapprochement des universités et des entreprises. La VAE constituerait une nouvelle pièce apportée au processus de refondation de l’architecture de l’enseignement supérieur engagé dans les années 1980-1990 avec les Nouvelles filières de formation d’ingénieurs (NFI, 1989) puis développé avec les Instituts universitaires professionnalisés (IUP, 1991) et plus récemment avec la licence professionnelle (1999). En inaugurant ces nouvelles voies de formation, l’Etat tend à instaurer de nouvelles formes de coopération entre les universités et le monde économique qui ont pour enjeu l’instauration de nouvelle forme de régulation des savoirs et sont dotées des caractéristiques suivantes :
- obligation de partenariat entre acteurs éducatifs et acteurs professionnels à toutes les étapes du processus éducatif, depuis la conception des filières jusqu’à leur mise en œuvre, et son corollaire : l’enracinement de la formation dans les situations de travail ;
- valorisation et reconnaissance de l’expérience ;
- contractualisation des relations entre acteurs ;
- modularisation de l’organisation éducative.

La VAE consacrerait ainsi l’émergence de normes nouvelles aux incidences majeures :
• substitution d’un rôle certificateur de l’université à son rôle traditionnel de transmission de savoirs.
• diplôme conçu comme mesure de la capacité productive des individus et non comme la sanction d’une formation.
• individualisation de la mise en œuvre de la procédure, de l’amont à l’aval.

L’investigation portera sur les débats relatifs à la « transparence des qualifications » et à la « formation tout au long de la vie » (dont la Vae est partie prenante) et sur ceux qui concernent la valorisation et la reconnaissance des « acquis informels ».

3.2. Savoirs institutionnels et savoirs professionnels
(A. Meunier, M. Lepresle, N. Frigul)

Dans le secteur social, la reconnaissance de nouveaux diplômes, universitaires, ne dépend pas uniquement des stratégies des employeurs ou des négociations des partenaires sociaux dans les branches professionnelles ou au sein des organismes collecteurs et gestionnaires des fonds de formation des entreprises. Elle dépend aussi, et de plus en plus, des acteurs politiques régionaux auxquels est reconnu un rôle nouveau, depuis les dernières lois de décentralisation (notamment la loi du 13 août 2004) dans la reconnaissance des diplômes universitaires, notamment dans le domaine des formations sociales et paramédicales.

Chargés de la définition et de la mise en œuvre de la politique de formation des travailleurs sociaux et de l’élaboration du Schéma Régional des formations sociales, les Conseils Régionaux ont vu leur position renforcée dans ces processus de reconnaissance. C’est également le cas, dans le champ social, des Conseils Généraux auxquels est dévolu un rôle important en matière d’élaboration des politiques d’action sociale et culturelle et qui sont également employeurs d’un nombre élevé de travailleurs sociaux diplômés et non diplômés, (notamment des animateurs socioculturels).

Nous nous interrogerons sur les changements susceptibles d’affecter les contenus et les modes de certification des formations universitaires professionnalisées ainsi que les formations en écoles professionnelles, à la suite de l’instauration de nouvelles procédures d’évaluation des formations. Trois études de cas seront menées à bien, à cette fin, sur deux terrains différents (le champ social et le champ paramédical) susceptibles de donner lieu à des comparaisons fructueuses : une analyse des processus locaux de décision concourrant à la mise en œuvre de dispositifs de formation destinés à des publics peu qualifiés ; une étude des principes et des modalités de construction de protocoles d’ingénierie (référentiels, niveaux de qualification ciblés, contenus de formation, types de formateurs, universitaires, professionnels…) ; une analyse des besoins différenciés requis par la mise en place de formations qualifiantes et diplômantes ou de formations seulement certificatives, pouvant servir de tremplin à la VAE.

1- M. Lepresle étudiera les négociations en cours pour la reconnaissance d’un nouveau diplôme intitulé « DEUST Métiers de la communication et de l’économie sociale », un diplôme de niveau III à visée professionnelle qui prépare à l’exercice de nouveaux métiers dans le champ social (médiateurs sociaux, conseiller d’insertion professionnelle, accompagnateur social, agent de développement social, etc…).

2- Seront également examinées les nouvelles formes d’appropriation et de certification des savoirs paramédicaux proposés par des acteurs extrahospitaliers, à la suite du transfert des écoles de formation paramédicales aux conseils régionaux. Dans le même temps, la VAE et l’alternance viennent contredire le mouvement de spécialisation technique d’un segment de la profession infirmière, tandis que l’élargissement des quotas, les mesures d’allègement internes telles que la non obligation d’assiduité, renforcent les stratégies d’acteurs. A. Meunier cherchera donc à mesurer les effets de la multidimensionnalité de la norme professionnelle sur les publics, ainsi que les conséquences de l’utilisation des nouvelles pratiques d’évaluation dans le champ de la profession infirmière.

3 – N. Frigul étudiera les effets produits par la mise en œuvre d’un Diplôme d’Université au sein de la Direction de l’Education Permanente de Picardie et destiné à des travailleurs sociaux non diplômés (animateur, moniteur, conseiller d’insertion). Les perspectives de VAE ouvertes à d’anciens apprenants feront l’objet d’une étude particulière. Des observations participantes seront menées lors de l’élaboration, de la conception et de l’application du programme de formation ainsi que des entretiens auprès des publics en formation. Les données recueillies permettront d’explorer les besoins et les aspirations relatifs aux contenus de formation, à leurs modalités de capitalisation ainsi qu’à leur réinvestissement et leurs usages dans la pratique professionnelle.

Les questions concernant les compétences les savoirs mais aussi l’expertise et le sens commun, trouveront ici trois terrains d’études susceptibles d’apporter des éléments concrets de réflexion visant à contribuer à l’élaboration d’une redéfinition du rapport entre savoirs théoriques et savoirs ordinaires ou situés.

3.3. Savoir, enseignement et entreprise (S. Rozier)

On s’intéressera également au travail de mobilisation accompli par de grandes entreprises en direction de certains établissements scolaires afin de favoriser de nouvelles formes de coopération entre acteurs éducatifs et acteurs économiques. On étudiera notamment la manière dont des entreprises, engagées dans des partenariats avec des établissements, tentent de surmonter les préventions supposées des enseignants à leur égard, s’efforcent d’infléchir leur vision du monde de la production ou du salariat et s’appliquent à instiller dans le monde scolaire un nouvel « esprit » favorable à l’entreprise. On étudiera (au moyen d’entretiens et d’observations in situ) le travail accompli par des représentants d’entreprises (généralement issus de l’encadrement) pour faire valoir :

• face aux savoirs jugés trop abstraits des enseignants sur le monde économique, un mode de transmission des savoirs réputé plus pratique, plus engagé et plus contextualisé — valorisant la confrontation directe des élèves au monde de l’entreprise et à ses produits ainsi que leur présence sur le terrain ;

• face aux a priori supposés des enseignants à leur égard, l’importance, dans la transmission de ces mêmes savoirs, d’une disposition d’esprit leur permettant d’accueillir favorablement des manières de voir et d’agir alternatives – grâce au développement de relations personnalisées entre responsables éducatifs et responsables entrepreneuriaux.

Au-delà de l’analyse de ce double processus de disqualification/ réinvention des conditions de transmission des savoirs opéré par des acteurs issus du monde économique, on interrogera les effets proprement politiques des « investissements de forme » (kits éducatifs, visites guidées, journées portes ouvertes…) consentis par ces entreprises, en analysant la façon dont ils contribuent à imposer un autre « cadrage » des réalités du monde de la production, du travail et du marché, et dont ils contribuent aussi à remodeler le rapport des élèves au savoir.

3.4. Le langage de la formation : histoire, usages, idéologies (G. Brucy)

A travers l’examen critique de ces terrains de formation, c’est le statut même de l’apprentissage, et le concept de formation qui sont en cause. Ainsi, le champ de la formation professionnelle analysée dans une perspective historique longue constitue un espace particulièrement fécond pour démontrer combien le pouvoir de dire/définir ce qu’est la formation est aussi une prise de pouvoir politique par certains acteurs institutionnels. Cette conjonction du savoir-pouvoir est éminemment conflictuelle. De fait, le pouvoir de dire ce qu’est la formation n’a pas toujours été aux mains des mêmes personnes. Par exemple, au cours des années 1950-1960 au moment même où se constituait le milieu qui, dans les entreprises, allait rassembler les promoteurs de la formation, c’est l’école et plus précisément l’Enseignement technique à travers ses enseignants, ses directeurs d’établissements, les hauts fonctionnaires de sa propre Direction (DET), qui détenait un vrai pouvoir de dire et de faire : elle finançait les cours publics et privés, elle fournissait les infrastructures et les enseignants, elle produisait les savoirs, elle validait et certifiait les formations en délivrant des diplômes nationaux. Or, en même temps qu’il lui était reconnu par certains employeurs, ce pouvoir lui était contesté par tous ceux qui construisaient un autre modèle : d’où l’importance de restituer les conflits qui sont constitutifs de cette histoire, conflits sans lesquels il est impossible de comprendre les enjeux actuels de la formation et la recomposition du champ, via l’émergence de nouvelles procédures de certification liées à la reconnaissance des savoirs ou compétences acquises en situation de travail et donc soumis à l’expérience.

L’approche socio-historique de G. Brucy interrogera les concepts et les mots utilisés dans le champ de la formation et de la certification. Car ceux qui, à un moment donné, finissent par l’emporter, imposent du même coup leur propre langage, leurs propres références et leur propre définition des « problèmes » de la formation, de la validation et de la certification. Or, il est « une exigence méthodologique minimale : l’obligation de saisir les conflits sociaux et politiques du passé à travers les frontières conceptuelles de l’époque et l’interprétation du langage des partenaires d’alors » (R. Koselleck, 1990). Ainsi, l’élucidation des termes utilisés, au fil du temps, par les promoteurs de la formation professionnelle en école ou en entreprise, constitue un préalable indispensable à toute interprétation de leurs positions et actions. Seule l’analyse fine au niveau sémantique et idéologique des lignes de partage qui traversaient ces groupes sociaux pourra permettre de concrétiser les intérêts et les enjeux de ces usages. C’est également dans cette perspective qu’il conviendra d’étudier les concepts de « formation », de « validation » et de « certification ». de « labellisation », « accréditation », l’arsenal terminologique qui constitue aujourd’hui les paroles instituée et instituante des discours et des textes officiels. On pourra ainsi mettre en évidence un certain nombre d’enjeux linguistiques et politiques très actuels dans les mots en circulation aujourd’hui dans le champ de l’enseignement et de la formation. Un tel travail pourra faire l’objet d’un séminaire interdisciplinaire qui associera linguistes, sociologues de l’éducation et de la formation.

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