1. Du savoir au savoir-faire

Cet articles est le 3 sur 6 de l'enquête Le projet

1.1. Problèmes épistémologiques (S. Laugier, C. Alsaleh, B. Ambroise)

Une des visées du projet est à terme de repenser la place de l’expérience et de l’expression ordinaires dans la mise en œuvre des connaissances, et de déplacer (à la suite des discussions sur le « mythe du donné » dans la théorie de la connaissance de la fin du XXe siècle) la question du statut de l’expérience, du donné empirique, vers la question d’un sens commun et d’un savoir-faire. Se pose alors la question du rapport subjectif et pratique à son propre savoir (phénomènes de confiance en soi, de relation aux institutions). Le rapport du sujet à l’institution ou communauté à laquelle il appartient est une question à la fois linguistique, sociale et épistémologique, qui ne peut être posée qu’en redéfinissant le savoir par son appropriation, et en tenant compte de ses dimensions pratiques, situées, et communes. Il s’agit d’envisager la connaissance et le langage en termes de praxis, de savoir situé. La question de la connaissance ordinaire ou dite « naïve » et de la perception de sens commun (cf. travaux de C. Alsaleh, S. Laugier) est aussi celle de l’importance d’un sens commun partagé, à la fois perceptif, langagier et social.

Cela permet de redéfinir concrètement le rapport entre savoirs théoriques et situations ordinaires de savoir (comme compétence, expertise ou disposition), et de repenser la place de l’expérience et de sa normativité propre dans la construction et la mise en œuvre du savoir. Dans le cadre d’une épistémologie naturalisée (on n’étudie plus la connaissance en tant que telle dans son rapport au monde, mais la façon dont l’homme arrive à la connaissance du monde) on peut repenser la place du sujet de la connaissance. Le savoir n’est pas seulement un contenu ou un ensemble de propositions (la science) à accepter, mais un état, ou une capacité. Quel est le rapport entre cette capacité, les normes cognitives et les contenus scientifiques établis ? (Cf. la question du « faire preuve » objet du séminaire du CURAPP). Le savoir semble, dans sa définition même, objectif et autonome par rapport au fait du savoir individuel : on peut renvoyer à la grammaire ordinaire du terme. Reste à concevoir le rapport d’un sujet à son savoir, ce qui pose la question de son rapport aux pratiques linguistiques, et la question (politique) de son rapport à la communauté et à ses normes.

La dimension pratique du savoir s’enracine certainement dans son origine ordinaire et le sens commun, et dans la constitution immanente de normes. Comment alors mettre en évidence les compétences pratiques, en tant qu’elles se distinguent du savoir théorique et échappent au régime de la preuve pour s’enraciner dans la validité du particulier et la félicité pratique ? Le rapport à déterminer entre performance et compétence n’est pas seulement affaire de comportement extérieur, ni non plus de structure cognitive : tout apprentissage est intégration et explicitation conjuguées de normes. Il faut donc penser le rapport du savoir et du savoir-faire (know how) en fonction du processus d’apprentissage normatif. Le domaine de la pragmatique est, sur ce point, très utile, et rejoint une problématique explorée précédemment dans l’équipe EHSBM au plan philosophique : celle du langage comme usage et praxis (Wittgenstein, Austin, Grice).

Dans le champ de la philosophie du langage, on doit prendre en compte l’émergence de théories qui redéfinissent la signification des énoncés en fonction de leur contexte d’énonciation et de production, transformant ainsi les notions de sens et de vérité. La révolution opérée par la découverte des actes de langage (notamment à partir de l’œuvre d’Austin, cf. Laugier 1999, 2004 et les travaux de J. Richard-Zappella, B. Ambroise) permet une mise en cause des cadres classiques (ou analytiques) de la théorie du langage et de la connaissance. C’est cette dimension qu’il s’agit de mettre en évidence sur le terrain par un examen des usages ordinaires. Le contenu de connaissance, le dit doit être entendu en contexte, et être approprié dans tous les sens du terme : au sens d’une adéquation (proper) aux conditions et au contexte, et au sens d’une appropriation : vouloir dire ce qu’on dit, s’approprier un savoir ou un discours, le faire sien. Une approche de terrain devrait nous permettre, mieux que la linguistique « en fauteuil », de mettre en évidence le décentrement, par la pragmatique, du sujet et du contenu du discours, du rapport du sujet à son propre savoir. L′approche pragmatique permet de rendre compte de l′hétérogénéité du sujet du discours, et du savoir. Un point intéressant est l′analyse de la subjectivité dans le langage et de la connaissance de soi. On pourra chercher par l’analyse du langage à mettre en évidence empiriquement certains marqueurs de l’appropriation des savoirs (J. Richard-Zappella, T. Guibert). On peut s’intéresser aussi à la façon dont les savoirs de sens commun reçoivent le statut de « représentations sociales » – problème d’un partage du sens commun, de véritables théories implicites sur les connaissances ordinaires (travaux de S. Richardot, thèse de B. Gitel sur la psychologie ordinaire).

On peut aussi s’interroger sur l’idée selon laquelle la connaissance ordinaire serait préjudicielle et biaisée et étudier alors empiriquement la manifestation des différents biais dans la connaissance, et plus généralement l’expression du sens commun dans la connaissance. C’est sur ce point comme sur d’autres (constitution de la connaissance commune) qu’on peut montrer la constitution du commun à travers des appropriations de savoirs (épistémologies contextualistes), et de suggérer que même lorsque le processus de connaissance est « biaisé », l’expérience (et la reconnaissance) de tels biais sont possibles. La question de la pluralité des mondes est à la fois épistémologique, linguistique et sociale, voire politique. Elle part du problème de l’incommensurabilité (cf. thèses de Quine, Davidson, Kuhn). Combien dois-je partager avec l’autre (ontologie, normes, langage, expérience, pratiques) pour avoir un monde normatif commun ? La question du statut des savoirs ordinaires et de la doxa est à reprendre dans ce contexte, et commune aux approches sociales, politique, épistémologique, de la connaissance. La notion de sens commun est encore à élaborer collectivement (cf. « L’ordinaire et le politique », C. Gautier, S. Laugier éds, J. Richard-Zappella 1999, T. Guilbert 2005). Le savoir ne peut ni être vérifié, ni même testé de façon à être définitivement accepté, les connaissances ne peuvent être que provisoires et sous-déterminées par l’expérience. Une façon de préserver la validité du savoir en renonçant à sa démontrabilité intégrale est la voie du naturalisme : il n’y a pas de fondation ultime (philosophique ou empirique) de la science, elle a aussi pour but d’examiner comment l’homme (sujet naturel du monde naturel) parvient à la connaissance, et pour cela utilise les matériaux de la science elle-même. Cette circularité se retrouve dans tout apprentissage et constitution du savoir, qui doit forcément se faire avec les moyens disponibles, sans fondation extérieure. Elle comporte cependant un risque : celui de déboucher sur une forme larvée ou ouverte de scientisme, qui va faire de la science (de notre temps) le fondement de tout examen de notre accès au savoir. La question même du savoir (comme acte) s’en trouve effacée.

Une façon de clarifier ces problèmes est de les prendre par une autre voie : celle de la continuité entre expérience quotidienne, sens commun et perception commune, savoir ordinaire et science constituée. La dimension pratique du savoir s’enracine certainement dans un sens commun inséparablement perceptif, cognitif et social. L’examen des savoirs pratiques et situés peut nous éclairer sur le théorique/disciplinaire au lieu d’en apparaître comme la simple « application ». L’examen du sens commun permet d’apercevoir le primat du savoir pratique et social Les différentes opérations montées en SHS à l’UPJV vont en ce sens : colloque « L’ordinaire et le politique », journées d’études « Normativités du sens commun », programme ACI « Savoirs, constitution et transmission », programme ACI « Ethiques du care », programme ANR « Conflit ». Nous comptons développer cette réflexion par des ateliers de travail communs entre les deux composantes du programme.

1.2. Compétences et savoir-faire

1.2.1. Usage ordinaire et savoir-faire (S. Laugier, C. Alsaleh, B. Ambroise)

Comment mettre en évidence les compétences pratiques, en tant qu’elles se distinguent du savoir théorique ? La question de la validation d’une compétence est une des plus ardues de l’épistémologie contemporaine. Le rapport à déterminer entre performance et compétence n’est pas seulement affaire de comportement extérieur, ni non plus de structure cognitive interne : tout apprentissage est intégration et explicitation conjuguées de normes. Il faut donc penser le rapport du savoir et du savoir-faire (know how) en fonction du processus d’apprentissage, et ainsi mettre en évidence la dimension pratique de l’acquisition de certains savoirs, comme l’apprentissage du langage. Le domaine de la pragmatique au sens large est, sur ce point, très utile, et les travaux de GSP rejoignent par la voie phénoménologique une problématique que nous avons explorée dans l’équipe EHSBM/CURAPP au plan philosophique : celle du langage comme usage et praxis. Dans le champ de la philosophie du langage, on doit prendre en compte l’émergence depuis un demisiècle de théories qui redéfinissent la signification des énoncés en fonction de leur contexte d’énonciation et de production, transformant ainsi profondément les notions de sens et de vérité. La révolution opérée par la découverte des actes de langage (notamment à partir de l’œuvre d’Austin, cf. Laugier 1999) et de cette dimension pragmatique du langage permet une mise en cause des cadres classiques (ou analytiques) de la théorie du langage et de la connaissance. C’est cette dimension qu’il s’agit de mettre en évidence sur le terrain par un examen des usages ordinaires du langage. Le contenu de connaissance, le dit doit être entendu en contexte, et être approprié dans tous les sens du terme : au sens d’une adéquation aux conditions et au contexte, et au sens d’une appropriation : vouloir dire ce qu’on dit, s’approprier un savoir ou un discours, le faire sien. Une approche de terrain devrait nous permettre, mieux que la linguistique « en fauteuil », de mettre en évidence le décentrement, par la pragmatique, du sujet et du contenu du discours, du rapport du sujet à son propre savoir. L′approche pragmatique permet de rendre compte de l′hétérogénéité du sujet du discours, et du savoir. On pourra utiliser aussi des notions comme la polyphonie, qui mettent également en avant l′idée de marquage, les acteurs langagiers laissant dans leurs discours des marques de leur présence et activités qu′ils accomplissent. Un point particulièrement intéressant est l′analyse de la subjectivité dans le langage et du récit d’expérience à la première personne. Outre le partage du descriptif et de l’expressif, le récit permet une détermination de la dimension située du récit d’expérience (cas de la VAE). On pourra chercher par l’analyse du langage à mettre en évidence empiriquement certains marqueurs de l’appropriation des savoirs et de l’expérience.

Le savoir dit de sens commun est situé et relève de l’expression subjective et commune, et donc du rapport individu-société (individu défini par son comme expression Cela pose le problème d’un partage du sens commun, de théories implicites dans les connaissances ordinaires, et généralement celui de l’élaboration linguistique du sens commun, de la doxa (Laugier 1999, Sarfati 2000, Guibert 2005, Visetti-Cadiot 2001, 2006).

La question de la pluralité des mondes est épistémologique, linguistique et sociale. Elle part du problème de la traduction, de l’incommensurabilité (cf. thèses de Quine, Kuhn). Mais elle se pose aussi dans les cas ordinaires de communication, de perception ou d’apprentissage. Combien dois-je partager avec l’autre (ontologie, normes, langage, pratiques) pour avoir un monde commun ? Le « sens commun » est constitué aussi bien de pratiques que de propositions. La question du statut des savoirs ordinaires est à reprendre dans ce contexte, et commune aux approches sociales, psychologique, épistémologique, de la constitution du savoir dans sa pluralité immanente et pratique. C’est bien l’objet d’une approche pragmatique de la connaissance.

1.2.2. Approches pragmatiques de la connaissance (B. Olszewska, S. Laugier)

Nous allons mettre en évidence la dimension pratique de la connaissance en examinant le cas des erreurs de l’activité elle-même dans différents contextes d’apprentissage (pratiques scolaires, handicap) et professionnels. Les erreurs sont choses courantes : elles tiennent au caractère expérimental de la résolution des problèmes et au caractère hypothétique des idées et conceptions engagées dans cette résolution. Il y a erreur de diagnostic quand l’action envisagée ou entreprise repose sur une mauvaise identification de la nature du problème, et donc ne le résout pas. Mais pour attribuer une telle erreur, il faut disposer de la bonne manière de faire, avoir trouvé la bonne solution, i. e. celle qui peut résorber le problème, et qui, souvent, n’est disponible qu’après-coup, une fois la situation éclairée.

Le concept d’erreur dans la pratique est donc lié à ceux d’échec et de réussite : l’erreur se voit au blocage ou à l’insuccès de l’action, à l’obtention de conséquences non anticipées indésirables ou néfastes, à l’échec d’un effort. Mais une action peut être bloquée ou échouer pour différentes raisons, et il y a une différence entre un problème et une erreur. Pour résoudre les situations problématiques (Dewey 1938, Mead 1934), nous émettons des idées à titre d’hypothèses sur la cause du problème et la solution à envisager. Mise à l’épreuve, telle ou telle de ces idées peut ne pas convenir. Mais le fait que ce ne soit pas la bonne idée ne veut pas dire qu’il s’agit d’une erreur. Les idées et les convictions, les conjectures et les certitudes pratiques « font leurs preuves » dans l’action, au contact de choses qui ne sont pas les mêmes que celles auxquelles a affaire la discussion ou la réflexion. Dans la discussion, les convictions et les idées se révèlent acceptables ou pas dans une argumentation. Dans la pratique, il faut au contraire traiter une situation et venir à bout des problèmes rencontrés dans la transformation progressive et sérielle d’un état de choses, et l’échec et la réussite de ce traitement et de cette résolution sont les critères principaux de la validité des idées et conjectures engagées.
Lorsque la pratique échoue, on dirait que le monde n’a pas joué le jeu comme on l’attendait de lui. C’est ce démenti vécu dans la pratique, celui d’un échec par lequel le monde révoque performativement sa disposition à jouer le jeu, qui constitue le concept d’objectivité. Celui-ci comprend, d’une part, la résistance d’un monde indisponible, qui oppose son autonomie à nos manipulations, et, de l’autre, l’identité d’un monde commun« . L’apprentissage consiste alors à surmonter intelligemment de telles déceptions d’attentes et de conjectures. Il comporte un processus de généralisation d’une manière d’agir dans certaines circonstances, qui garantit un équilibre entre l’agent et l’environnement (formation d’habitudes). Dans ce processus l’agent doit s’assurer que son succès n’est pas dû au hasard, mais à sa manière de procéder (cf. les travaux de L. Quéré, B.Olszewska, 2006, G. Garreta, 2003).

Mais comment en vient-on à commettre une erreur de diagnostic ? Et comment procède-t-on concrètement pour diagnostiquer une telle erreur ? Des réponses générales sont possibles, mais elles risquent de ne faire apparaître que des manières imaginées de procéder. D’où la nécessité d’observer ce qui se passe concrètement en situation. Les cas que nous nous proposons d’étudier à cet effet concernent les dépannages d’usagers d’Internet appelant, par téléphone, la hotline technique d’un fournisseur d’accès et un centre d’apprentissage de l’informatique par les personnes handicapées.

Navigation«0. Introduction2. Savoirs en situation»

Suivre les commetaires avec le flux RSS 2.0. Les commentaires et les pings sont actuellement fermés

Les commentaires sont fermés.